#1000Women [Série Spéciale] Mialy, 38 ans, maman

Je ne me rappelle pas vraiment des conversations qui avaient précédé cette décision. Je ne me souviens pas si nous nous étions décidés d’un commun accord. Ou si l’un de nous avait convaincu l’autre. Ce qui reste clair dans mes souvenirs, c’est ma détermination d’alors à ne pas poursuivre ma grossesse. Une évidence qui s’était imposée, sans aucune alternative : je vais avorter. Une semaine auparavant, j’avais fait un test de grossesse qui s’était avéré positif

Mon nom est Mialy. A l’époque, j’avais 32 ans, et aucune envie d’avoir un enfant : je ne m’étalerais pas sur ce sujet, mais un père alcoolique et une maman ultra-conservatrice comme modèles parentaux ne vous incitent pas à fonder une famille. De plus, j’avais fondé mes rêves sur une chose : le voyage. Je voulais voyager, faire un tour du monde. Ou deux. Et à ce jour, j’étais déjà une bonne globe-trotteuse. Je n’étais pas une petite joueuse : j’avais rempli plusieurs passeports.

Aurore boréale par Noel Bauza de Pixabay

Dans mes relations intimes, j’utilisais un moyen de contraception, et à mes frais, découvrais que ces produits n’étaient pas efficaces à 100 %. J’ai informé mon ami. Et nous voilà, tous les deux assis dans la salle d’attente d’un gynécologue. Ce n’était pas mon médecin habituel : en vrai, j’étais de retour à Madagascar depuis moins de huit mois et je n’avais pas encore consulté un spécialiste de quoi que ce soit durant cette période.

Il n’y avait que nous deux, et la secrétaire derrière un bureau comptoir. On entendait Louis Armstrong en sourdine et le petit tic-tac d’une horloge accrochée au mur. Il y a avait un grand poster qui reproduisait l’évolution d’un bébé dans le ventre de sa mère, de la première semaine au seuil de l’accouchement. Je n’avais aucune émotion. Rien, si ce n’était ma résolution à interrompre cette grossesse. Mon ami était satisfait de ma décision et prenait la chose avec désinvolture. Avec le recul, je pense qu’il était soulagé par ma réaction : il n’avait pas envie d’enfant et c’était une aubaine pour lui que moi non plus, je n’en voulais pas.

Aurore boréale par janeb13 de Pixabay

Avant d’entrer dans le cabinet, une infirmière m’avait fait passer dans une petite salle discrète pour quelques informations : taille, âge, poids, tension artérielle. Vingt minutes plus tard, j’étais accueillie dans le cabinet du gynécologue, laissant mon ami pianoter sur son téléphone dans la salle d’attente. Le cabinet du gynécologue, et c’est l’un des rares décors qui collent à mes souvenirs de cette journée, était vaste, aux murs d’une douce couleur pêche et ornée de photos d’immenses fleurs immortalisées sous différents angles et de manière très rapprochée. Je n’ai pas de rappel de la manière dont j’avais expliqué ma situation, mais me connaissant, j’imagine que je n’y étais pas allée sur le dos de la cuillère. C’était peut-être un « Je suis enceinte. Je ne veux plus l’être. Je veux avorter. » Le médecin avait longuement parlé, mais je pense que mon esprit m’avait joué des tours : je n’entendais que des mots ânonnés de loin en loin. Le blanc total. Mes yeux s’embuaient, je ne voyais plus que les contours flous de sa blouse blanche et n’entendais que des sons inaudibles.

« Tu es dans un monde de bisounours ! N’importe quoi  » hurlerait mon ami, plus tard. Mais quand je le rejoignais dans la salle d’attente, il était encore tout sourire et, étrangement, moi aussi. Nous étions tous deux contents, dans un même contexte, et pour deux raisons différentes. Il passa le bras sur mes épaules et me planta un baiser sur la tempe, tandis que nous marchions vers la voiture.

Là, dans cette voiture, les vitres arrosées d’une fine pluie bienfaisante comme seuls les débuts d’hiver tananarivien savent le faire, je lui annonçais ma décision : « Je garde l’enfant ». Il eut cinq secondes d’incompréhension, comme si son esprit et son cerveau négociaient le sens de ces mots. Puis, il explosa : « Pas le droit ! », « On était d’accord », « Traîtresse », « Tu détruis nos vies, ma vie ! Et tu auras ça sur ta conscience de putain », « Je ne veux pas fonder une famille avec toi », « Tu n’es pas la femme avec qui je veux un foyer », « Je ne t’épouserai pas », « Je ne reconnaîtrai pas cet enfant », «D’ailleurs qui me dit que c’est le mien ? », « tu es une vipère »… « Avorte! »

Et alors qu’il hurlait sa rage, je sentais en moi une plénitude que je n’avais jamais connu. Dans ma wishlist de voyages, je voulais découvrir une aurore boréale : j’avais visionné beaucoup de vidéos sur les aurores boréales et j’en pleurais, tellement c’était beau et apaisant. Et pendant qu’il vociférait tant d’insultes, je vivais une aurore boréale, là, dans l’habitacle de la voiture. J’étais figée, immortalisée dans le moment et j’étais en paix.

Aurore boréale par darrenquigley32 de Pixabay

Je n’avais jamais été attirée par les religions. Je ne pensais pas à Allah, Krishna, Bouddha ou Jéhovah, ni à une quelconque force mystique issue de la nature et des éléments. J’étais agnostique. Il me semble que cette position était la résultante de mes années de voyages. J’avais vu des pays, rencontré des gens, noué des amitiés, goûté à des cultures… et tous avaient quelque chose de particulier, que c’était forcément un parti pris infondé que d’accorder plus de crédit à une religion qu’à une autre. Mais ce jour, là, je sortais du cabinet de mon médecin habitée par des sentiments nouveaux. Je n’avais plus la détermination sèche qui était la mienne, une heure auparavant. Je n’étais plus la même personne. En moi, une douceur et une paix jamais connues. Il avait démarré sa voiture et roulait hargneusement dans les rues d’un vendredi soir d’Antananarivo : nous étions bientôt bloqués dans les embouteillages, ce qui lui donnait l’occasion de déferler sa colère, encore une fois. « Tay amin’amany ianareo vehivavy kah, salope tsara mihitsy ».

Les 72 heures qui s’ensuivaient avaient été monstrueuses. La secrétaire de mon médecin m’avait appelé pour dire que mon ami avait fait un esclandre au cabinet, accusant le gynécologue d’avoir détourné mes pensées « de ce que je devais faire ». Puis, je reçus des visites d’amis en commun, de sa mère, de la mienne, avec chacun un point de vue : ne le garde pas, garde le, fais-ci, fais-ça. J’étais épuisée. Et comme le temps avançait, j’étais submergée : je vivais mes premières semaines de grossesse sous une tension invivable. Mais toujours, j’entendais en moi, et c’était inexplicable, pousser ce bien-être si inattendu et si beau, si plein d’amour que j’en avais les larmes aux yeux. Avec l’aide de ma bonne, je me suis enfuie pour trouver un abri chez les religieuses catholiques, en retrait de la ville. Aucune d’entre elles ne m’avaient posé de questions indiscrètes : elles acceptaient simplement l’âme en quête de paix qui était mienne. J’y étais restée trois semaines et deux jours. Elles me laissaient dans mon besoin de silence et de recueillement, et dans la découverte de cette bénédiction: le sentiment d’être en paix et d’être en pleine conscience. C’étaient mes plus beaux jours, à cet instant : je savourais cette paix, cet amour et cette grâce nouvelle.

Aujourd’hui, et cela peut vous paraître ridicule, j’ai la conviction que Jésus a emprunté mon médecin pour me parler. Il n’avait pas besoin de mots : pour preuve, je ne me souviens pas de la conversation. Il me semble qu’Il l’avait choisi parce qu’Il avait besoin d’un être nouveau, en dehors de mon univers quotidien, pour toucher mon âme. Il a aussi utilisé cet ami, père de mon enfant, pour me laisser entrevoir le mensonge sur lequel je bâtissais cette relation, pourtant si idyllique aux yeux de notre entourage : jeunes, beaux, et un certain standing de vie. Nous avions rompu, et il a souhaité ne pas être mêlé à la vie de l’enfant. Ce que cet enfant sera va le conforter dans sa décision : il ne voudra jamais le voir.

Aurore boréale par akenarinc de Pixabay

Je crois aujourd’hui, avec le recul, que Dieu est capable de s’exprimer à travers des choses, des situations, des personnes inattendues. C’est peut-être une musique, la pluie, un sourire, l’épicière ou bien, en ce qui me concerne, une personne vêtue d’une blouse blanche. Et quand cet instant divin se produit, vous êtes habité d’une telle paix, d’une telle douceur que vous ne pouvez que vous laissez aller. Comment sais-je que c’était Dieu, plutôt qu’un Bouddha ou un Brahma ou que ne sais-je ? Eh bien, même ça, je ne pourrais vous le dire : j’étais une agnostique, totalement convaincue qu’il était utopique de se décider définitivement sur l’existence d’une quelconque force divine. Et c’est toujours moi, l’instant d’après qui fais un serment de foi. Ma conclusion est simple : Ésaïe 45, 11.

J’ai la conviction que cet enfant a été posé dans mon utérus pour que je devienne sa mère et que j’en prenne soin. Pour qu’à travers la grâce qu’il m’a apporté en étant sa mère, je sois moi aussi, un berceau de grâce.

Mon fils est né vers la fin de cette année-là. Et je ne cesse de croire aujourd’hui qu’il est la manière de Dieu pour me dire : « Voici quelqu’un avec qui découvrir l’aurore boréale ». Il est porteur de la trisomie 21.

Note : Ce texte fait partie d’une série qui compte plusieurs témoignages de femmes qui ont avorté, qui ont pratiqué l’avortement en tant que professionnel dans le corps médical ou qui ont décidé de poursuivre leurs grossesses. Elles porteront toutes mon nom (Mialy) dans cette série, en signe de ma solidarité envers elles, envers toutes, qu’elles soient pro-choix ou pro-vies.

L’interruption volontaire de la grossesse, y compris l’ interruption de grossesse pour motif médical, est interdite par la loi malgache.